• Le Chant des deux vies

    L’orage gronde dans le lointain. Les villageois pressent les bêtes.

    Les vieux marmonnent:

     —  On l’avait prédit, quand le tonnerre gronde du côté des Monts du Temps. Il faut se hâter et moissonner avant que ne tombe la pluie. Elle sera courte, mais elle humidifiera assez l’épi pour qu’il ne tombe plus sous le chant de la faux. 

     Les roues des charrettes grincent et se bloquent. Rapidement et en silence l’armée des moissons se met en place. Les hommes en première ligne avancent. Les blés mûrs tombent fauchés. Belle jeunesse dorée qui chantait hier encore sous la douce brise du vent d’été et maintenant périt dans le sifflement de mort des lames d’acier des faux que les hommes manient avec dextérité. Viennent ensuite les femmes armées de grands râteaux de bois. Vigoureusement, ils sont charriés et entassés. Sans répit, les vagues d’attaquants se succèdent. C’est au tour des adolescentes qui prélèvent consciencieusement les plus chétifs des tas. Elles les tordent, les tressent pour qu’ils entravent leurs frères en de petites gerbes d’or. Puis les crocs des fourches en buis des vieux les arrachent de leur sol natal et les font voler. Ils retombent en un bruit sec aux pieds des jeunes enfants. Qui, sous l’œil vigilant des plus anciens, les chargent sur les grandes charrettes tirées par des bœufs nonchalants. Nul n’échappe à son destin, car les glaneuses suivent, coupant de leurs serpettes les épis oubliés par cette machine de guerre humaine. Bataille annuelle contre le temps et les éléments, ainsi sont les moissons.

    Inlassablement, Martin fait danser et chanter sa faux, il sent la présence de Rosie dans son dos et l’entend anhéler sous la chaleur et la poussière. Pourtant il ne peut ralentir l’allure car l’orage gronde encore.

    Elle est enceinte de lui et il aurait préféré qu’elle reste à la maison. Mais pour les moissons tous sont mobilisés. Ils savent ce que c’est d’avoir faim. C’est pourquoi ils s’échinent petits et grands, jeunes ou vieux sans renâcler à la tâche. La survie de leur village durant les mois d’hiver à venir dépend d’eux et d’eux seuls. La naissance est prévue pour le printemps, alors pourquoi s’inquiéter ?

    Furtivement il se retourne. Rosie lui sourit et le tance gentiment. Rassuré, il redouble d’efforts pour rattraper la cadence. La ligne des faucheurs vient juste de dépasser les feux que la vieille Grémit a allumée pour faire chauffer le ragoût. Les fumets qui s’échappent des chaudrons sont la promesse d’un bon repas et attestent de la fin des moissons. C’est son truc, à la vieille. Elle se positionne toujours à la fin du champ et réplique aux jeunes qui l’aident et qui s’étonnent : 

     —  Les humains, c’est comme les chevaux qui sentent l’avoine, ils vont plus vite à l’écurie.  Voilà pourquoi on installe la roulante au bout du champ. Lorsque ce sera votre tour de moissonner, vous en comprendrez la signification.

    Rosie avec souplesse lance son râteau et tire vigoureusement sur le manche. Les blés fauchés roulent et s’amoncellent, elle sourit en entendant la vieille. Soudain elle sent une douleur lui vriller le bas-ventre. Le sang coule le long de ses jambes. Son estomac se noue sous la peur et la douleur. Elle se plie en deux et tombe à genoux. Un torrent de larmes coule sur ses joues. L’oubli de son âme, l’eau qui arrose la vie.

     —  Elle hurle:  Martin !    

     Il se retourne et la découvre pliée en deux, à ses pieds, l’or des blés s’est teinté de vermillon. Il crie à ceux qui l’entourent: 

     —  Vite ! Courez chercher le médecin ! Elle saigne !   

    Anxieux, il se penche vers sa bien-aimée.

    —  Mon amour qu’as-tu ?   

    —  Rien, c’est moi qui ai raison, tu ne seras pas père cette saison.   

     Il défait en hâte sa chemise, la roule en boule et la plaque entre les cuisses et comprime fortement pour endiguer le flot de sang. Elle lui sourit.

    —  Ne meurs pas !    

    —  N’aie pas peur, ce n’est pas pour cette fois.   

    —  Reste tranquille.   

    La vieille Grémit revient avec l’apothicaire. Le médecin est au chevet d’un mourant.

    Maître Rougeot, s’agenouille et crie ses ordres:

     

    —  Écartez-vous ! Pousse-toi Martin ! 

    —  Allez me chercher de l’eau !  Une veste ou une couverture ! Couvrez-la ! 

    —  Alors ma belle, comment te sens-tu ? 

    —  Bien, j’ai juste perdu l’enfant. 

    —  Çà ! Je le vois.