• Les Micocènes

    — Mioche mon petit, réjouis-toi, tu es le dernier, annonce une voix éraillée.

    — Qui ? moi !

    — Oui ! viens rejoindre le groupe.

    On le pousse et le demi-cercle de jeunes Micocènes aux parapluies  frissonnants et feuillus, se referme sur le vide qu’il laisse. Ses chausses de cuir neuves crissent à chacun de ses pas. Les maudissant, il s’oblige à mesurer sa foulée pour passer inaperçu. Devant lui, les deux autres, impatients, attendent endimanchés et fiers. Engoncé dans sa tunique neuve de lin bleu, il s’avance lentement vers eux. Accroché sur son épaule, il sent le contact rassurant de son parapluie. Le seul ami qu’il est, comme chacun au village.

    C’est Maître Suillus dit l’Ancêtre, ce vieillard émacié assit à l’ombre du grand chêne, qui suivant la tradition, en plante le rejeton dès la naissance d’un Micocène. Au fil des lunaisons, les anciens taillent avec science sa frondaison, travaillent patiemment son bois. Puis, lorsque le nouveau-né Micocène marche seul, l’Ancêtre, à la nuit de la fête d’Imbolc , arrache de terre, l’arbre devenu, un parapluie végétal et le fixe sur le dos du jeune dans une bourse emplie de terreau, au moyen de lanières. Ainsi liés, ils continuent de grandir ensemble, partageant, les vicissitudes de leur existence commune, développant une symbiose, ne se séparant, qu’en de brefs moments coutumiers.  Un frisson parcourt les branches de son ami végétal et le Mioche trésaille à son tour en réponse à l’angoisse transmise par celui-ci. La gorge sèche, il regarde de part et d’autre, mais personne, ne semble le voir. Sous les paroles rituelles, énoncées par l’Ancêtre, la cérémonie commence.

    — Le Benjamin prendra soin du Cadet... annonce les lèvres fripées.

    — Par trois, ils iront, répond l’assemblé, et à la Sporée ils serviront.

    Rapidement, le Mioche s’ennuie à écouter ces voix monocordes réciter les us et coutumes de la tradition, dont il n’a que faire. Par défi aux échos ritualistes. Il leur répond mentalement.

    Gningningnin, gningningnin, le vieux, toujours à radoter 

    — Par Edda que cela soit ! met fin à son calvaire.

    Maître Suillus souffle dans son cor et renvoie la jeune troupe de Micocènes, non sans ajouter.

    — Le temps est venu pour les trois élus d’aller se reposer et de méditer. Ce soir, ils s’affronteront pour déterminer l’ordre de marche et dans huit lunes, ils seront à la Sporée de Tressepinèdes. Allez et qu’Edda vous garde...

    Pas trop tôt ! pense le Mioche

    Traînant le pas, il regagne seul la maison commune. Essayant en chemin de trouver une réponse à la question qui lui embrume l’esprit : Pourquoi ai-je été choisit ?

    Un bref instant, il veut rebrousser chemin, aller le demander à Suillus. Mais la vieille silhouette voûtée a disparue, accaparée par de nouvelles obligations.

    Ronchon, le Mioche entre dans sa chambre et trouve sur son lit, Les cadeaux du Voyage, offerts par la communauté. Trois pains de YOlde , une ceinture avec un coutelas dans son étui passé dessus, une gourde et un briquet à l’amadou. Enthousiasme, il remise ses questions sans réponse, contemple ses trésors, les essaye. Puis regardant par sa fenêtre la place centrale du village. le Mioche, anxieux, observe l’effervescence sommitale de la foule qui se masse autour de stands bigarrés.  Le Père-La, vient le chercher et il réalise qu’il n’a pas dormit.

    La populace en liesse, salut et ovationne ses nouveaux élus de la fête des parapluies. Portés en triomphe, ils passent et repassent devant les étals qui offrent sous la lumière des étoiles, victuailles et jeux . En grommelant, le Mioche réussit à s’extirper de ses porteurs et à l’écart, remet de l’ordre dans sa tenue et lorgne ses condisciples. LAmello, orgueilleuse, papote avec de jeunes Micocènes ébahies, tandis que MIcogros trinque à tour de bras avec les anciens. Le temps s’étire et s’éternise dans ses mondanités.

    Enfin la troupe des élus se prépare à participer aux  Olympius des Parapluies. Sous les commentaires d’encouragements et de conseils de Micocènes plus âgés, ils vont affronter  les trois épreuves qui détermineront le classement de la marche . Les trois petits Micocènes s’alignent autour du mat sur la place centrale. Maître Suillus en juge averti, annonce le départ de la première épreuve. Le Mioche regarde d’un œil circonspect MIcogros, le plus fort d’entre eux grimper aisément au tronc et décrocher le ruban de couleur. Puis c’est au tour de LAmello la seule fille du groupe de gagner le sien au tir à la Pâquerette sauvage, dont l’Ancêtre a mesuré finement la distance avec son bâton. Enfin, le Mioche réussit échevelé, suant, soufflant, la course du cercle. Sous les vivats, les félicitations, la fête se prolonge.

    À potron-minet, le cor de Maître Suillus retentit et la foule s’agglutine devant les portes du village. Un silence angoissant s’installe.

    Émotionnés les trois élus s’avancent et hésitants les franchissent. Un claquement sinistre trouble l’omerta instaurée par leur départ, dans leur dos, ils entendent les portes se refermer. Péteux, désormais oubliés de tous comme le veut la tradition, un mince flambeau dans la main droite pour percer la nuit d’encre qui les enveloppe, MIcogros, LAmello et le Mioche s’avancent sur la route sinueuse qui mène au bois tout proche.