• Sâle Injustice d'Aimer

    Mon amour,

    Si j’ai quitté tôt ce matin la douceur de tes bras, la tiédeur de tes draps.

    C’est pour découvrir qui je suis.

    Ainsi, si tu lis, je vivrais enfin ma vie.

    Extrait du carnet de route de la mémoire de Gilbert Coutis.

               

    Une feuille volante arraché au cahier, comme un post-scriptum s’échappe au moment où Muriel l’entrouvre. Sur les lignes à petits carreaux se dessinent les arabesques en pattes de mouche de l’écriture de Gilbert. Muriel plisse les yeux et commence à lire.

    Voici la chronique d’une mort annoncée. Je vais mourir et personne n’y peut rien. Ni toi, ni moi n’étions dupes.

    Je ne verrais jamais naître, ni grandir notre enfant et, pourtant, je suis plein d'espoir, c'est un peu pour lui que je pars.

    Je veux qu’il sache qui était son père. Lui qui est et sera prochainement mon testament de l'humanité. Par toi, je suis un homme. Non par le fait que j’ai réussi à te pénétrer, ni a te féconder. Mais simplement, parce que toi, tu m'as fait le plus beau des cadeaux. Ton ventre sain pour que germe une partie de moi et que l’espoir renaisse.

    Malgré les risques encourus, tu m’as offert la possibilité de redevenir un être humain et de perpétuer notre race, celle dont je suis issue.

    Car maintenant que suis-je devenu ?

    Un dégénéré, un sidéen, une branche hybride de cette chère humanité.

    Je suis... ( je l’ignore).

    Je suis en colère contre moi-même. Chaque jour, je diminue. Semaines après semaines, l’anamorphose s’opère mais pas pour devenir papillon. Le sarcome de Kaposi rogne mon visage, ma bouche, mes viscères. Exit le doux minois de Gilbert, cette gueule d’amour qui te plaît tant. Mes beaux cheveux bruns se sont envolés rongés ou desséchés par les chimiothérapies.  Mon corps s’amaigrit, mes muscles se liquéfient. Je suis comme un bonhomme de neige qui fond sous les premiers rayons du soleil de printemps. Comme lui, je sais que la fin est proche et j’attends que mon âme s’évapore sous le feu spectral de la mort.

    Je n’ai plus la force de lutter. Je n’arrive même plus à soulever mon drap pour me lever. Pourtant je peux écrire, c’est par ma volonté pure que le stylo se meut sur le Vélin et que la lettre, puis le mot s’inscrit et prennent vie.

    Ce qui me rassure, c’est qu’à ma mort, j’aurai eu ce putain de SIDA. Je sortirais vainqueur de ce combat, du moins je l’espère.

    Dans mes rêves, je vois la mort. Elle agite sa faux comme pour me dire bonjour. Vieille dame décharnée qui hante les dernières heures de ma vie et qui va bientôt me payer le verre du condamné au grand banquet des trépassés. Plus je décline et plus j’avance, et fait copain copine avec elle. Par amitié, elle libère ma conscience.

    À grands coups de tibias sur la tête, elle me livre les clés qui ouvrent les portes où sont cachés mes souvenirs d’outre tombe. Ils sortent au grand jour, éclairés par la lueur spectrale de mon âme qui s’achemine à son zénith.

    C’est ainsi que je dois maintenant écrire mon histoire. La vraie, celle que j’ai occulté grâce aux conseils d’un curé. Des années durant, il m'a seriné ses conseils avisés, comme un sésame : “ N’y pense plus Gilbert, c’était hier, ça n’a plus d’importance ”.

    Je sais Muriel, tu dois te poser un tas de questions, te dire que je suis fou, que la maladie me fait divaguer et, pourtant, je vais répondre à tes interrogations. Plus l’homme s’approche de sa mort, plus il a une vision claire de sa vie, j’en suis sûr et grâce à cela voici la vie de Gilbert Coutis, l’inconnu.